Le 15 septembre 2009, par appartement/galerie Interface,
« When you enter my work, you are also constructing it » [1], Tino Seghal.
En 2006, lors de la deuxième de ses trois expositions à l’ICA (Institute of Contemporary Art) de Londres, Tino Seghal confronte le spectateur à une expérience singulière dans l’espace institutionnel mis à nu : This Progress. C’est une expérience unique à vivre. A peine ai-je pénétré le vide de l’espace d’exposition qu’une fillette d’une dizaine d’années, au regard inquisiteur, s’approche de moi et m’interpelle : « Hello ! Could you tell me what progress is ? [2] ». Interloquée par la question de l’enfant, je m’efforce tant bien que mal de donner une définition à ce terme vaste et complexe. La fillette, dubitative, me conduit vers une autre pièce où elle répète mot pour mot à une adolescente ma définition du progrès. La jeune fille renchérit sur cette définition, me sommant de développer ma pensée. Tout au long de mes réponses, nous nous déplaçons dans les espaces de l’ICA. Puis, en haut de l’escalier menant au premier étage des salles d’exposition, tandis que mon interlocutrice disparaît furtivement, un homme d’une trentaine d’années expose avec conviction et véhémence ses arguments sur la question. Tentant de pousser la discussion toujours plus loin, il me mène (et malmène) à travers les différents espaces d’exposition jusqu’à la descente d’escalier. Là, une femme âgée achève sereinement mon parcours en me dirigeant vers la sortie. Tout en évoluant dans un espace muséal paradoxalement vide, dépouillé de toute œuvre d’art, j’ai été mise en situation de philosopher sur la notion de progrès. Serait-ce la démonstration qu’une forme de progrès dans l’art passerait par la dématérialisation de l’œuvre ?
A la sortie de cette épreuve, on ressent une véritable satisfaction d’avoir été impliqué activement dans ce parcours de réflexion, de discussion, de stimulation intellectuelle. C’est une rencontre sociale, un échange entre les acteurs et les visiteurs qui créent ensemble l’œuvre.
Tino Seghal qualifie ses travaux de « situations construites » [3] dans lesquelles des interprètes sont en interaction avec les visiteurs. Les matériaux de ces œuvres sont la voix humaine, le mouvement, le langage, sans production d’objets concrets. Le titre des œuvres est souvent donné par les interprètes eux-mêmes.
Il n’y a aucune trace écrite ou visuelle de ces situations. L’espace muséal, dans lequel se déroule l’action, est vide. Pas de cartels, pas de catalogue d’exposition, ni de photographies ou de films. L’artiste les proscrit pour privilégier l’expérience même. Ces œuvres à expérimenter ne restent gravées que dans la mémoire de ceux qui les ont vécues.
Ce sont des œuvres événementielles qui sont représentées dans un lieu et une temporalité définis, mais qui, pourtant, peuvent être réactivées à tout moment. L’œuvre existe, même si elle n’est pas jouée. Elle est à la fois éphémère et pérenne. On peut faire l’acquisition d’une situation de Seghal comme d’une œuvre tangible. La vente de l’œuvre se fait par oral, devant notaire, sans aucun document écrit, sans certificat. Ces œuvres immatérielles font partie de collections publiques ou privées et sont activées dans un espace temps précis lors d’une exposition. « My works take a form that exists over time – as they can be shown over and over again – so they’re not dependent on any kind of documentation to stand for it ». [4]
Le mode de transmission orale des travaux de Seghal est le propre de la danse, discipline qu’il a étudiée à Berlin. L’économie politique, étudiée à Essen, transparaît également dans son travail.
Il apparaît comme un chorégraphe de situations d’échanges sociaux. Au lieu d’une transformation de ressources, on assiste à une transformation d’actions. Tandis que certaines situations comme This Progress impliquent une participation totale du visiteur, d’autres, se rapprochent plus de la performance. Dans Kiss, deux interprètes rejouent des grands baisers de l’histoire de l’art comme celui de Rodin, de Brancusi ou de Jeff Koons avec la Cicciolina (Manet Soft, 1991). Dans Instead of allowing some thing to rise up to your face dancing Bruce and Dan and one other things [5] (2000) - un des premiers travaux chorégraphiques de l’artiste – celui-ci met en scène une danseuse se mouvant à terre et dans le coin d’un espace, tentant littéralement de se fondre dans le sol. Cette œuvre est une référence explicite aux performances de Bruce Nauman (Wall Floor Positions, 1968) et de Dan Graham (Roll, 1970).
Mais Seghal n’étant pas l’interprète de ces situations, il s’éloigne volontairement de la performance et de son caractère éphémère.
This is so contemporary, œuvre présentée à la Biennale de Venise 2005, apparaît moins comme une performance puisque le visiteur est interpellé. Les gardiens des expositions sautillent dans les espaces en chantant joyeusement : « This is so contemporary, contemporary, contemporary ! ». La situation est assez amusante. Les gardiens, qui n’ont normalement pas leur mot à dire sur les œuvres, semblent se défouler, se libérer des conventions liées au lieu sacré du musée. Leurs exclamations peuvent être interprétées comme de l’auto-ironie de Seghal par rapport à son travail « si contemporain ! », jugement qui n’a absolument aucune pertinence. On imagine un visiteur lambda déclamer cette phrase hors de propos comme une révélation devant une œuvre.
Très souvent, il y a dans les situations de Seghal une interaction avec le visiteur ou du moins une incitation à la réaction. Dans « This objective of that object » [6] (2004), lorsque le visiteur pénètre l’espace, il est rapidement entouré de cinq interprètes qui s’exclament en chœur et en crescendo : « The objective of this work is to become the object of a discussion ». [7] Si cette interjection ne provoque aucune réaction de la part du visiteur, les interprètes commencent à faillir lentement au sol en prononçant une dernière phrase avant de s’évanouir : « The work is over ». [8] S’il n’y a pas de réponse des spectateurs, il n’y a pas de discussion engagée, donc l’œuvre disparaît. Elle n’a plus lieu d’être. C’est le propre de l’art conceptuel où l’idée prime sur la réalisation matérielle des œuvres. S’il n’y a plus d’idée, ni d’échange ou de discussion, l’œuvre n’existe plus. C’est un moyen radical contre la passivité des spectateurs. En revanche, si le visiteur réagit, les interprètent rebondissent en s’écriant : « We have a comment ! ». [9] Puis ils se concertent en cercle serré, faisant mine de parler du spectateur intrus. Celui-ci n’a pas toujours la tâche facile dans les situations de Seghal. L’œuvre ne semble pas être une entité finie, concrète, soumise au regard critique du visiteur. Elle est vivante et répond aux réactions de ce dernier. C’est pourtant bien lui, le regardeur, qui fait l’œuvre, selon le précepte duchampien.
« Je suis contre cette surestimation et surévaluation de l’objet dans notre société. Je mets mon travail en liaison avec ce temple de l’objet qu’est le musée et je remplace l’objet par un autre type de produit, plutôt immatériel, comme des situations, des expériences. » [10]
Contrairement à l’art conceptuel qui - tentant d’échapper à la réalisation de l’œuvre - produit des concepts écrits et visuels, aux protagonistes de Fluxus qui créent des « instructions » afin de rejouer et de pérenniser leurs actions, et loin du caractère reliquaire des documents témoignant des performances, Seghal libère l’œuvre d’art de toute production matérielle. Nous sommes à l’encontre du fétichisme de la marchandise défini par Guy Debord : « la domination de la société par ‘des choses suprasensibles bien que sensibles’, qui s’accomplit absolument dans le spectacle, où le monde sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence. » [11]
Dans une société dominée par les images, la représentation, le visuel, Tino Seghal conçoit et reconstruit de nouveaux rapports sociaux. C’est une véritable expérience humaine. Vivre un Seghal, c’est aussi une jouissance du moment présent.
Chez l’artiste, le monde sensible, l’expérience existent au-delà des images virtuelles.
Sur des sites de diffusion de vidéos amateurs, il existe des tentatives de piratages filmiques afin de garder des traces visibles de ses œuvres. Ces opérations sont forcément vouées à l’échec. Le résultat ne peut être qu’éloigné de la réalité vécue, de l’expérience même, absolument irremplaçable.
Adeline Blanchard
[1] « Lorsque vous entrez dans mon œuvre, vous la construisez », Entretien avec Tyler Coburn in : Kultureflash, février 2007.
[2] « Bonjour ! Pouvez-vous me dire ce qu’est le progrès ? »
[3] « staged situations »
[4] « Mes œuvres prennent une forme qui existe au-delà du temps puisqu’elles peuvent être toujours montrées. Ainsi, elle ne sont dépendantes d’aucune documentation qui les représente », Entretien avec Tim Griffin in : Artforum, 2005.
[5] « Au lieu de laisser quelque chose vous atteindre le visage en dansant Bruce et Dan et d’autres choses ».
[6] « Cet objectif de cet objet ».
[7] « L’objectif de cette œuvre est de devenir l’objet d’une discussion ».
[8] « L’œuvre est terminée ».
[9] « Nous avons un commentaire ! »
[10] in : www.geneveactive, magazine culturel de la métropole lémanique, « L’écosophie de Tino Seghal », publié par Yi-hua Wu, 29.04.2009.
[11] La société du spectacle, éditions Champ libre, 1971.
Votre analyse du travail de Mr Seghal est très juste, j’en apprécie la pertinence, j’ai moi même vu certaines de ses expositions qui m’ont laissé sans voix.
Sophie
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